Hortense, était-elle l’enfant de Desaix?
Desaix et Mme. de La Borderie.
Desaix, après ses campagnes sur le Rhin, était allé en Italie, officiellement, sous le prétexte de visiter les champs de bataille illustrés par l’armée des Alpes, en réalité, pour se concerter avec Bonaparte sur quelques uns des projets secrets du général en chef et particulièrement sur l’expédition d’Egypte, en vue de laquelle il avait fait des études spéciales.
C’est en cette période qu’il reçut, venant de la citoyenne Gœury, demeurant à Poussay, par Mirecourt, département des Vosges, une lettre à laquelle il répondit par le billet suivant, griffonné de sa petite écriture menue et incertaine:
A Passeriano, près Udine, ce 5 «jour complémentaire an V».
Je me suis empressé, Madame, d’envoyer à Mde.Montfort la lettre que vous m’avez adressée pour elle. Comme elle a été à Strasbourg et que, de là, elle est revenue en Italie, où je me trouve dans ce moment, je suis bien fâché de voir qu’elle arriva bien longtemps après sa date. Mais je peux vous assurer que j’ai mis toute la célérité possible à la lui faire arriver. Je l’ai envoyée à Strasbourg, où je présume qu’elle se trouve à présent.
Salut.
Le général Desaix.
Cette lettre, si elle était isolée, ne serait que le banal billet d’un homme qui s’acquitte d’une commission qu’on lui a confiée, insérée dans le reste de la correspondance, elle marque le commencement d’une histoire dont Desaix fut le héros et peut-être la victime.
L’affaire Grivelli.
Voici les faits, tels que les raconta, à la mère du général, Pottier, greffier du tribunal criminel des Vosges.
Peu de temps avant le 22 ventôse an V, une dame inconnue vint à Poussay, petit village du canton de Mirecourt. Elle était dans une situation intéressante et se donna pour Mde.de la Borderie, sœur du général Desaix, elle était accompagnée d’une jeune fille « qu’elle disait, écrit le greffier Pottier, être à elle et qu’elle avait rendue impénétrable sur les détails que l’on pouvait lui demander ».
Le 22 ventôse, cette dame accoucha d’une fille, elle mit son enfant en nourrice chez une pauvre femme de Poussay, qui avait déjà six enfants à élever, lui promit 118 fr. de pension par mois, se chargea de fournir le linge et d’entretenir l’enfant. Elle se rétablit vite, une fois sur pied, elle fit quelques avances à la nourrice, lui promit de revenir sous peu chercher la fillette à qui on avait donné le nom d’IIortense, et de la récompenser de ses soins, fit ses adieux à quelques personnes avec qui elle s’était liée et qui lui avaient rendu des services, entre autres la veuve Gœury, et partit. Elle ne devait jamais reparaître.
On patienta quelque temps, puis la veuve Gœury se décida à lui écrire sous le couvert du général Desaix. La lettre qu’il lui renvoya vint toucher Mde. de la Borderie à Berne, d’où elle lui répond le 26 septembre:
Mde. de LA BORDERIE
Quel intervalle cruel entre nous, ma respectable et chère amie, que de temps s’est écoulé depuis que je n’ai eu le doux plaisir de vous écrire et vous faire part de toutes les adversités et chagrins continuels que la divine Providence m’a envoyés depuis l’instant que je me suis séparée de vous.
Mde Lhuillier, cette respectable amie, a dû avoir reçu une lettre de moi aussitôt mon arrivée ici, elle vous a sans doute fait part de la raison qui m’obligea à faire cette longue route, toujours ma fille avec moi, la santé de mon cher malade commence par ma présence à se rétablir, les soins continuels qu’il m’a été si doux de lui rendre y ont contribué pour beaucoup.
Ici se pose une question, à quoi fait-elle allusion? S’étant donnée pour la sœur de Desaix, ce n’est que de lui qu’elle puisse parler. Desaix eut la cuisse traversée par une balle au passage du Rhin à Diersheim, le 20 avril 1797( 1 floréal an V). Il est encore convalescent lorsque le 19 juillet 1797 (1 thermidor anV), il quitte Strasbourg et gagne le lac de Lucerne par Baie, Aarburg et Zofingen.
Mme de la Borderie put donc très bien être du voyage jusqu’en Suisse.
Venant ensuite aux choses personnelles, elle ajoute, dans son français douteux:
Il me reste encore à mon cœur un chagrin et une peine bien cuisante, c’est de ne pouvoir encore vous satisfaire ainsi que les autres personnes qui sans me connaître ont bien voulu me faire crédit. Que M. Barthélémy, le cher médecin qui a pris tant de part à ma position, reçoive ici l’assurance de ma reconnaissance, ainsi que vous, ma chère Madame Gœury et soyez persuadée que je saurais reconnaître vos bontés, sans oublier les attentions de vos chers enfants, surtout l’aimable Philippine. Embrassez-la pour moi et assurez-la combien je lui suis attachée, je le lui prouverai un jour.
Quant à sa fille, voici en quels termes comment elle en parle :
Je vous recommande toujours notre amie Hortense, dites-lui (elle avait deux ans) que l’absence et la longue séparation ne pourront changer mon cœur, embrassez la bien, ayez en soin. Ses parents rendront toutes les dépenses avec bien de la reconnaissance.
Et elle termine en priant la veuve Gœury de lui rendre un dernier service, elle a laissé chez un pelletier, à Nancy, son manchon, son « manteau de pelisse », son « minet » et le manteau de sa fille. On peut consacrer ce dernier pour Ortense. Le reste doit lui être renvoyé à Strasbourg pour être remis au voiturier de la diligence. (Le marchand qui doit venir de retour ici, part de Strasbourg le 17 octobre. II ira à la diligence et demandera le paquet à cette adresse.) Il y a trois livres à donner au pelletier, que Mde. Gœury les donne, elle les remboursera avec le reste. Dernière recommandation : « Ecrivez-moi une lettre bien détaillée que vous coudrez dans le manteau, sans adresse sur la lettre.»
Voici, textuellement la fin de la lettre :
Dites à Françoise qu’elle ne craigne point d’être trompée des personnes qui lui doivent, elles en sont incapables. Je vous prie, ma bonne maman, de me donner une seconde preuve de votre amitié. L’hiver approche et il fait froid dans les montagnes que j’habite, j’ai laissé à Nancy, chez un pelletier de la connaissance de M. votre gendre, mon manchon, mon manteau de pelisse et mon minet avec le manteau de ma fille.
Vous pouvez consacrer ce dernier pour Hortense et m’envoyer le reste bien arrangé. Le pelletier a demandé trois livres pour les conserver, remettez-les-lui, s’il vous plait et envoyez le tout par la diligence qui va à Strasbourg, il y a un marchand de Berne qui s’en chargera.
Voici l’adresse qu’il m’a donnée: « à la citoyenne Marie Barbe Stétel pour être réclamé par elle à la diligence de Strasbourg, à Strasbourg, département du Bas-Rhin ».
Ecrivez-moi une lettre bien détaillée que vous couderez dans le manteau sans adresse sur la lettre.
J’espère, ma respectable amie, pouvoir au moins d’ici à un mois vous envoyer la moitié de ce que je vous suis redevable, ainsi que les deux louis de votre intéressante voisine, ainsi que mille petites choses que je dois.
Adieu, ma chère amie, donnez-moi des nouvelles bien détaillées de tout ce qui peut m’intéresser et ne m’oubliez pas auprès de toutes les personnes qui m’ont témoigné de l’amitié, et, croyez-moi, pour la vie, la plus sincère et la plus dévouée de vos amies.
D.L.
Tout, dans cette missive, sent l’ aventurière, les malheurs qui empêchent de payer, la promesse de s’acquitter bientôt, les effusions excessives, tout, jusqu’à la précaution de la lettre secrète et à l’inconcevable légèreté de coeur avec laquelle elle parle de son enfant.
Deux mois se passent et les fourrures ne sont pas arrivées. C’est Desaix, revenu d’Italie et qui, le 4 brumaire an VI (26 décembre 1797), a été nommé chef d’état-major de l’armée d’Angleterre, qui les réclame directement.
Desaix.
Paris, le 19 frimaire.J’ai l’honneur de vous prier, Madame, de vouloir bien avoir la complaisance d’envoyer sous mon adresse à l’hôtel de Neuviller, vieux marché au vin, à Strasbourg, les effets et surtout la pelisse que vous avez à une dame de ma connaissance qui était chez vous. Je vous en aurai bien de l’obligation et de la reconnaissance, comme des soins que vous avez bien voulu avoir d’elle. Salut et estime.
Le général de division commandant en second de l’armée d’Angleterre,
Desaix.
(Rue de Lille, au coin de celle de Conty.)
Cette lettre engage Desaix, elle prouve ses relations avec celle qui se faisait passer pour sa sœur, car l’hôtel de Neuviller est précisément le logis de Mde.de la Borderie et de sa mère. La Borderie n’est pas le nom de la mère de la petite Hortense, elle fut d’ailleurs si peu familiarisée avec ce pseudonyme que, son accent alsacien aidant, elle signe ses lettres «de Laporterie». (Les lettres de Mde. La Borderie, qui, transcrites, ont une certaine allure, révèlent, lorsqu’on en étudie les autographes, un défaut complet d’instruction et d’orthographe. C’est une Alsacienne qui n’a jamais bien appris le français et qui y applique, en l’écrivant, sa phonétique native. C’est ainsi qu’elle écrit rètaplire, pour rétablir, contripiie, pour contribue, gredie pour crédit, peresouhaiter pour persuader, ortense pour Hortense ; j’apite pour j’habite ; Strasburg pour Strasbourg, demantera pour demandera, etc.)
L’enquête du greffier Pottier, faite auprès de la municipalité de Strasbourg, va nous révéler le véritable état civil des femmes mêlées à cette affaire.
Emilie ou Amélie de la Borderie se nommait en réalitë Louise Crevelli, elle était fille du premier lit de Catherine Ferrery, née Laroche, demeurant 87, au vieux marché au vin, ci-devant hôtel de Neuviller. Louise Crevelli épousa un capitaine nommé Montfort, dont on perd rapidement la trace, en thermidor an VII, on le croit mort. De ce Montfort, elle eut une fille, appelée Louise, c’est elle qui accompagna sa mère à Poussay. Les belles phrases et les protestations d’amitié ne faisaient pas l’aflaire des gens à qui elle devait. On se mit à écrire et à réclamer avec insistance, et Mde. de la Borderie fut bien obligée de répondre.Une première sommation lui inspire cette lettre qu’elle ne confie pas à la poste, mais qu’elle fait transmettre par un voyageur :
A Paris, le 20 brumaire.
J’avais espéré, madame, dit-elle à Mde. Gœury, que ma dernière lettre, qui doit vous être parvenue le mois dernier, vous prouvait toute ma délicatesse et le désir sincère que j’avais de remplir le plus sacré des devoirs, si l’amertume de ma position n’y mettait opposition encore pour quelque temps.Vous recevrez, croyez-le, sous peu de l’argent. Je n’ai jamais manqué à le faire, lorsque j’ai pu. Ayez donc confiance en la probité et l’honneur d’une femme malheureuse, mais estimable. Le monsieur qui, ici, a toute ma confiance en sera chargé, ainsi ne m’écrivez plus. La personne qui vous remettra cette lettre, si le temps lui permet de se détourner jusqu’à chez vous, saura vous assurer que mes sentiments sont tels que vous les avez connus, lorsque j’habitais votre pays.Vous recevrez bientôt des nouvelles de l’Auvergne, elles feront peut-être lever vos doutes ingénieux sur mon compte. Quant aux sentiments que vous m’inspirez, rien ne saura jamais les altérer, la reconnaissance, l’estime, l’amitié en feront toujours la base.Dites, à Françoise (la nourrice Françoise Maniguet) qu’elle ne se laisse pas monter la tête par les méchants qui l’entourent. De grâce, ne m’écrivez plus. Votre lettre a manqué me mettre dans le plus cruel embarras, mon désespoir est à son comble. Adieu mille fois, adieu, embrassez pour moi tout ce qui m’est cher, sans oublier votre aimable famille.
Le caractère de Mde. de la Borderie se précise dans cette lettre, où rien, pas même la transparente allusion à la famille de Desaix, n’aide à revenir sur le fâcheux jugement qu’on porte au premier abord sur elle. Mais que dire de la lettre suivante, où Desaix, qui sait très bien que Mde. de Montfort et Mde. de la Borderie sont une seule et même personne, les distingue cependant. sinon que, sous l’influence d’une femme, les plus grands esprits peuvent s’égarer :
Paris, le 5 nivôse.
Je vous avais adressé dans le temps, madame, d’après votre demande à la citoyenne Montfort (Desaix avait commencé à écrire Ma…. il s’est repris pour substituer à ce nom trop ci-devant un vocable plus révolutionnaire.), à Strasbourg, pour avoir des nouvelles de Mde. de la Borderie. Cette dame n’est plus à présent à cet endroit et la propriétaire de la maison m’a prévenu qu’elle avait eu plusieurs paquets à son adresse, venant de Mirecourt. C’est une erreur que de lui en envoyer encore. Elle a quitté ce pays-là et en est bien loin, elle habite à présent en Normandie, où je vais me rendre. Toutes les fois que vous aurez quelque affaire à lui mander, faites-moi le plaisir de me les envoyer, je me charge aussitôt de les lui faire parvenir.Ces deux dames La Borderie et Montfort, très amies, sont à présent très séparées et n’ont plus de rapport. Je suis fâché que les circonstances vous séparent si fort de la première qui vous doit bien de la reconnaissance. Elle m’en a prévenu. Croyez qu’elle ne sera jamais effacée, croyez le bien, je vous prie.
Le général en chef de l’armée d’ Angleterre,
Desaix,
Forte de cet alibi que lui offrait son amant, Mde. de la Borderie se trouve plus à son aise pour écrire, le 15 nivôse, à Poussay, une de ces lettres où elle savait si bien aligner des phrases.Elle accuse d’abord réception des fourrures, assure Mde.Gœury de son amitié, puis s’excuse en ces termes :
J’ai reçu, Madame, peu de jours avant mon départ pour la capitale, les fourrures que vous aviez adressées à Strasbourg pour me les faire parvenir. Le retard qu’elles ont mis à me parvenir n’est pas de votre faute, mais de la difficulté à me les envoyer par mains sûres à la campagne où j’étais. Je n’y ai pas trouvé de lettre. Telle que vous me le fesiez espérer, sans doute que vos occupations m’ont privé de l’avantage de savoir de vos nouvelles et des personnes qui m’intéressent si tendrement dans votre pays. Quoi qu’il en soit, croyez que rien ne peut diminuer l’estime et l’amitié que vous m’avez à si juste titre inspirées.Le retard que ces malheureuses circonstances mettent à vous satisfaire me désole, n’en doutez pas. Vous devez jusqu’à présent en avoir été convaincue, mais quand, comme moi, l’on est obligée par la bizarrerie du destin de courir et de voyager sans cesse, pensez combien cela coûte, surtout quand on est privé des trois quarts de sa fortune. Ayez donc égard, respectable amie, à mes peines et persuadez-vous que les sentiments de mon âme répondent trop à ceux de mon cœur pour être capable de vous tromper. Je ferai tous mes efforts pour vous envoyer le plus tôt possible une douzaine de louis, tant pour vous satisfaire que Françoise, qui paraît inquiète. Combien l’on est malheureuse d’avoir à faire à ces sortes de personnes que l’intérêt seul fait agir.Plaignez-moi, madame, je le suis vraiment (Le couplet sentimental ne se fait pas attendre). Le bonheur me riait un instant, un orage affreux a détruit mon espoir, la Providence seule saura tarir la source de mes larmes et rendre à mon cœur sa tranquillité qu’en vain il cherche depuis six ans entiers.Je vous avais parlé dans le temps de la maladie de mon meilleur ami, je suis trop persuadée de l’intérêt vif que vous y avez pris pour ne pas me faire un plaisir de vous annoncer sa guérison. J’ose me flatter que mes soins y sont pour beaucoup, l’art des médecins ne peut que bien légèrement guérir, surtout quand la source est dans les peines.
Je ne m’aperçois pas, Madame, de la longueur de mon épître, par l’intérêt que j’éprouve à causer avec une personne qui, à si juste titre, a mérité la confiance de celle qui se dit avec un vrai plaisir. Votre amie,
D. L.
PS. « Rappelez-moi au souvenir de votre intéressante famille ainsi qu’à Mlle. L’Huilier et sa respectable cousine, trouvez ici l’assurance de mes tendres et inviolables sentiments. Grondez cette première sur le silence qu’elle observe à mon égard, depuis mes deux dernières lettres qui doivent lui être parvenues depuis un mois. Que toutes les autres dames qui ont eu tant de bontés pour moi ne m’oublient pas et me conservent toujours une part dans leur souvenir; je saurais toujours m’en rendre digne. Je me recommande aux prières de maman. (déchirure dans la lettre). Parlez-moi de toutes ces personnes, que l’aimable Philippine ne soit pas une des dernières, ainsi que la jolie Hortense, je les embrasse autant que je les aime. Adieu, Madame, répondez-moi sous enveloppe au général Desaix, commandant l’armée d’Angleterre, rue de Lille, au coin de celle de Gonti, à Paris.»
(C’est seulement dans le post-scriptum, où elle donne son adresse chez le général Desaix, qu’il est dit un mot de la fillette, de « la jolie Hortense que j’embrasse autant que je l’aime»).
Le temps vint où les phrases furent insuffisantes à calmer les réclamations. Les douze louis promis n’avaient pas été envoyés. Desaix, qui s’était déjà mis en avant, s’engage plus complètement encore. Il écrit à la veuve Gœury :
Paris, le 14 pluviôse.
Je vous fais parvenir, citoyenne estimable, une lettre de la citoyenne la Borderie. Je suis bien aise de saisir cette occasion pour vous faire connaître combien je suis toujours sensible à vos très bons procédés pour cette dame. Je vous prierai de vouloir bien me faire très parfaitement connaître où elle en est avec vous pour ses affaires, afin qu’elle puisse être entièrement réglé et que vous n’ayiez pas le moindre sujet de plainte. Je vous prierais aussi de me donner des détails sur ce qu’elle a laissé, quelles sont les dépenses que cela peut occasionner afin que je puisse aussi l’engager à y pourvoir d’une manière fixe et invariable. Je vous aurais bien de l’obligation si vous pouvez m’instruire de tous ces objets.
Desaix,
Général de l’armée d’Angleterre.
(rue de Lille, au coin de celle de Conty.)
Il y a dans cette lettre une phrase ambiguë. Que signifient ces mots: «donner des détails sur ce qu’elle a laissé»?
La lettre suivante, que nous vaut, suivant son expression, une « étourderie » de Desaix, nous explique qu’il ne s’agit ni plus ni moins que de la fille de la Borderie, la jeune Hortense.
Paris, le 10 ventôse an 6.
Je vous demande dix millions de pardons, madame, écrit le général, de mon inexcusable étourderie en ne vous envoyant pas la lettre de Mde. de la Borderie. Je l’envoie cyjointe, elle m’a donné de ses nouvelles. Vous devez avoir reçu d’elle 11 louis. Dites-moi ce qui en est.
Je vous remercie encore de l’intérêt que vous avez pris à cette dame. Elle n’est pas ma sœur, mais elle est liée à moi par tous les liens de l’amitié de famille de son mari. Voilà tout absolument. Que pourrait-on faire de ce qu’elle a laissé dans vos cantons? Où pourrait-on le placer convenablement et quels sont les moyens à prendre pour cela? Elle voudrait le savoir.
Pardon, mille fois, de cette peine que je vous donne, j’en ai du regret. Mais, établi par Mde.de la Borderie pour son correspondant, je suis obligé à ces demandes. J’attends votre réponse sur ces objets. Desaix.
La réponse fut, sans doute, une lettre assez vive de la veuve Gœury sur la singulière périphrase employée par Mde. de la Borderie pour désigner son enfant, et sur l’erreur où elle avait laissé ceux de Poussay, relativement à sa parenté avec Desaix. Questionné sur ce point, il avait nié catégoriquement, on l’a vu être son frère, mais, il faut le reconnaître aussi, les explications qu’il donne pour motiver sa liaison avec elle sont assez embarrassées.
Aux reproches venus de Poussay, Mde. de la Borderie, qui signe cette fois « Emelie de Laporterie », répond par une longue lettre, pleine d’effusions et de protestations :
Mon parent, écrit-elle (Desaix n’est plus son frère, et elle ne l’avoue pas pour son amant), me fait part, madame, de la lettre que vous lui avez écrite à mon sujet. Sa lecture m’a peiné infiniment, et je vois avec douleur que vous interprétez mal les plus tendres sentiments de mon cœur.
Il faudrait être bien ingrate ou bien légère pour oublier vos procédés délicats vis-à-vis d’une étrangère, telle que je l’étais pour vous. Tous les titres possibles me rappellent à mon cœur le pays que vous habitez, la nature, la tendresse, l’amitié et la reconnaissance m’en font la loi. Si je n’ai pas écrit aussi souvent que je l’aurais voulu, croyez qu’il n’y a nullement de ma faute, mais bien de celle des circonstances et des voyages réitérés que j’étais obligé de faire.
Mon parent doit cependant vous avoir envoyé plusieurs de mes lettres. Toutes les personnes qui ont eu des bontés pour moi n’y ont pas été oubliées. Je vous prie, madame, de me rappeler à leur souvenir et de leur demander pour moi l’indulgence que ma négligence ou pour mieux dire ma position a besoin, mais je réparerai dans le courant de cette année toutes mes fautes, et espère bien être assez heureuse pour venir jusqu’à eux et leur assurer de vive voix ainsi qu’à vous que je serai toujours flattée de les trouver à mon égard tels que je les ai quittés. Vous devez, à cette heure, avoir touché des fonds nécessaires pour m’acquitter que bien faiblement de la dette sacrée que j’ai contractée et vous prie de croire que je suis incapable de tromper.
Mes amitiés à votre estimable et vertueuse Philippine.
Serrez contre votre cœur pour moi l’aimable Ortense.
Mille choses à Françoise. Je me reporte à vous pour lui faire un petit cadeau qu elle a mérité par ses soins.
Achetez aussi à notre charmante amie (c’est d’Hortense qu’il s’agit) ce dont elle a besoin.
Adieu, madame, pardon de toutes les peines. Si les sentiments de la plus vive reconnaissance peuvent vous tenir lieu des peines que je vous cause, agréez-les et mettez-moi dans le cas de vous être utile, vous me trouverez disposée à tout.
Comment se porte votre fille et votre mari? Embrassez son joli enfant pour moi, ma fille se porte assez bien, ma santé est des plus souffrantes depuis plusieurs mois. Je remets entre les mains de la divine providence le reste, je me recommande à vos prières et à celles des demoiselles L’Huilier, Poirterest et Travous.
Adieu, madame, votre servante.
Une fois de plus, Mde. Gœury était chargée par Mde. de la Borderie d’acquisitions, dont elle ne devait jamais être remboursée.
Desaix, cependant, sur le point de partir pour l’Egypte, envoie à la veuve Gœury une dernière lettre :
Paris, le 28 ventôse an 6.
Vous recevrez incessamment, madame, une somme de vingt louis que je vous ai adressée. Je l’ai remise aux citoyens Ferino frères, banquiers à Paris, rue Jean-Robert, n°9. Ils vous la feront parvenir et si vous éprouvez des retards, vous n’aurez qu’à vous adresser à eux, ils vous répondront tout de suite.
J’espère, madame, que toutes les dépenses que vous avez faites et celle à faire au premier abord seront couvertes. Les douze louis que vous avait annoncés Mde. de Laborderi ont dû vous être remis. Ainsi, à présent, tout est au courant et s’arrangera.
Je vous demande pardon des soins que vous vous êtes donné, je vous écrirai dans quelque temps pour avoir de vos nouvelles. Je vous enverrai mon adresse.
Croyez à mon estime pour vous.
Desaix.
Malgré sa promesse, Desaix n’écrivit plus. Les trente deux louis qu’il avait envoyés ou fait envoyer étaient loin, ainsi qu’il le croyait, d’avoir éteint la dette contractée à Poussay, par Mde. de la Borderie.
Aussi les réclamalions ne cessèrent pas.
Tous les moyens dilatoires susceptibles d’en atténuer l’effet, Mde. de la Borderie les emploie. Nous en avons vu déjà quelques uns, sa riche imagination en tenait d’autres en réserve.
Toujours de Paris, elle écrit le 9 prairial à la veuve Gœury. Comment aurait-elle la tête à faire des comptes? Sa fille est très gravement malade :
Plaignez, lui dit-elle, aimable et respectable dame, la position cruelle d’une amie qui vous aime si tendrement et que le sort dans sa rigueur n’a cessé de poursuivre. Pleurez avec moi, ma chère Lolotte (Louise, sa première fille) qui, dans ce moment, est presque entre les bras de la mort. Cette aimable enfant a supporté très bien les fatigues d’un si pénible voyage, mais le jour marqué pour celui où je me trouverai réunie avec une partie de ma respectable famille est celui que le ciel a choisi pour faire couler mes larmes. Une heure après mon arrivée, ma chère Lolotte prit une fièvre convulsive et bilieuse, enfin tout est à craindre pour ses jours. Le premier médecin de la capitale fut appelé, j’attends tout de son talent et de la providence.
C’est près du lit de ma chère Lolotte que je vous fais le récit de ma douleur et vous assure de mon éternelle reconnaissance. Jamais, non jamais mon cœur ne sera ingrat. Toutes les preuves que vous et vos aimables enfants m’ont données de leur attachement sont des titres trop sacrés pour jamais devenir ingrate.
Aussitôt que ma douleur et la santé de mon enfant me permettront de courir pour mes intérêts, j’aurai, ma respectable amie, la douce satisfaction, de vous satisfaire, ainsi que votre respectable voisine. Rappelez-moi à son souvenir, ainsi qu’à celui des personnes que j’ai l’avantage de connaître. Demandez donc toujours pour moi une petite part dans leur souvenir, embrassez mille et mille fois votre petite pupille, la charmante Hortense, dites quelque chose à Françoise pour moi, recevez pour vous et les vôtres, l’assurance des sentiments inviolables de la plus malheureuse et de la plus aimanle des femmes. Mille baisers à Philippine pour moi et croyez au sentiment d’estime avec lesquels j’ai le plaisir de me dire votre servante et affectionnée amie.
LOLOTTE LAPORTERIE.
Adressez-moi toujours votre réponse sous enveloppe à l’adresse que je vous ai donnée. Je n’ai pas encore reçu les
lettres que vous m’avez envoyées. Cela m’inquiète.
Soit trouble, soit étourderie, elle signe, confondant son véritable prénom (elle s’appelait Louise Montfort) et son pseudonyme:« Lololte Laporterie.»
On devait à Poussay être fixé sur la valeur des promesses et des protestations de Mde. de la Borderie et les mises en demeure durent être de plus en plus catégoriques. Alors elle s’avisa d’un dernier stratagème. Dans une de ses précédentes lettres, elle avait fait allusion aux nouvelles d’Auvergne, et c’est, timbré par la poste de Riom, que partit, un jour, ce billet :
J’ai vu, citoyenne, que vous aviez des craintes sur le dépôt que vous a confié la citoyenne Laborterle, ma parente. Rassurez-vous, ce dépôt ne vous restera pas, je le recommande à vos soins et vous prie de le garder sans inquiétude. On fera les fraix nécessaires pour sa conservation et lorsque j’aurai reçu de plus amples informations de la citoyenne Laborterie, je prendrai avec elle les arrangements convenables pour que vous soyez satisfaite. Faites-lui part, s’il vous est possible, de cette lettre avec la discrétion convenable.
Salut.
D. Laborterie.
Il n’y eut jamais, et pour cause, de Laborterie à Riom. Cette lettre, adressée, par surcroît de précaution, à la fois à la nourrice, Françoise Maniguet, et à la veuve Gœury, est l’œuvre d’un scribe. La façon d’écrire certains mots caractéristiques prouve que Mde.de la Borderie la dicta à un écrivain public, espérant donner le change.
Au dos de cette lettre, d’une encre pâle et d’une grosse écriture paysanne, sont écrits ces mots: « Lettre du général Dexès, est ce qui a raport à madame la Borderi et la petite Ortense. »
Faire écrire d’Auvergne par une soi-disant parente c’était bien, mais ce n’était pas suffisant, il fallait écrire directement, ce qu’elle mit plus de deux mois à faire de Paris, le 3o juin.
J’ai reçu, lui disait-elle, ma respectable amie, enfin de vos nouvelles, j’aurais désiré qu’elles fussent plus satisfaisante pour mon cœur, car tout ce qui vous intéresse m’intéresse déjà d’avance et je voudrais être pour quelque chose dans le bonheur que je vous souhaite et que vous méritez à si juste titre. Je vous envoie ci-joint une lettre pour votre fils le maire, veuillez lui envoyer, je ne sais pas son adresse et comme je crains qu’elle ne lui parvienne pas, je vous prie de lui faire tenir. Il vous en dira le contenu. (Cette lettre ne s’est pas retrouvée.)
Je vous remercie des nouvelles que vous me donnez de votre aimable Hortense, embrassez-la pour moi mille et mille fois, je vous ferai tenir plusieurs petites choses dont elle a besoin. Ménagez votre santé; elle est précieuse à vos amis et chère à votre intéressante famille, rappelez -moi au souvenir de toutes les personnes que j’ai connues dans votre séjour agréable, surtout votre proche voisine, cette fille respectable, que la chère Philippine reçoive l’impression de ma tendre et constante amitié et croyez-moi en famille votre meilleure amie,
De Laporterie.
Lolotte vous embrasse, sa santé commence à se rétablir.
Adieu.
Des phrases, toujours des phrases et toujours les mêmes! L’inquiétude commença à saisir les gens de Poussay. La veuve Gœury avait pour frère Pottier, greffier du tribunal criminel des Vosges. Lasse d’attendre, soupçonnant la duperie, elle mit toute l’affaire entre ses mains. Il agit aussitôt ; il sut découvrir la retraite de Mde.de la Borderie, qui s’était réfugiée chez le citoyen Dubehoquer (?), ci-devant capitaine de charrois à Bar-sur-Ornain. Sans tarder, Mde.de la Borderie lui répondit de Ligny, bourg à 16 kilomètres de Bar,
le 15 fructidor :
Les informations que vous faites, citoyen, à l’égard de la mère de l’enfant qui se trouve entre les mains de Françoise Maniguet sont inutiles ainsi que les démarches désagréables qu’elle occasionne. Si la personne qui s’en est chargée a différé quelque temps à venir chercher ce dépôt précieux, soyez assuré que des raisons valables en sont la cause.
Veuillez donc, citoyen, la croire et cesser toute poursuite fâcheuse et attendre pour les terminer que l’époque du 10 au 25 vendémiaire du mois prochain soit passée, terme sacré où l’on viendra chercher l’enfant et prouver à cette femme que ses craintes sont mal fondées et qu’elle n’avait pas affaire à des êtres sans délicatesse.
Je compte, citoyen greffier, sur l’honnêteté de vos procédés comme je vous prie de croire à la vérité de mon écrit et des sentiments d’estime avec laquelle j’ai l’honneur d’être, citoyen greffier, votre concitoyenne.
E.L. L. Laporterie.
Au lieu de la mère, qui se garda bien de venir, le greffier reçut, de Ligny aussi, un billet signé d’un nom inconnu, qui marquait une dernière lâcheté de cette mauvaise mère :
Je suis chargé, citoyen, de vous faire tenir l’adresse de la grand’mère de l’enfant de Poussay, près Mirecourl, car personne n’a plus de nouvelles de l’infortunée mère. Ecrivez de suite et cette charmante créature sera rendue à sa famille et la femme qui en a eu soin sera récompensée, suivant les usages et les sacrifices qu’elle a faits.
Je suis votre concitoyen.
F.Ch. Melon.
Au bas était l’adresse de la mère de Desaix. Force était au greffier de suivre la voie qu’on lui indiquait. Il écrivit donc à « Madame Desaix, résidente à Veygoux », pour l’informer de l’existence du nouvel enfant qu’on prétendait être de son sang.
Mde. Desaix dut lui répondre une lettre fort étonnée car, le 10 germinal an VIII, il lui fait tenir une long épître pleine de déférence, de tact et d’émotion :
Je ne craindrais pas, lui dit-il, de commettre une imprudence en entrant dans des détails que je ne me déterminerais jamais de donnera un autre qu’à une mère sensible et tendre, qui trouvera de puissantes raisons dans la gloire dont est couvert et dont se couvre encore tous les jours son fils, pour oublier un instant d’erreur, et je ne me serais pas déterminé à vous importuner de cette affaire s’il eût été possible d’entrer en correspondance avec le général votre fils. Ainsi donc, je vous prie, madame, de croire que le seul sentiment de l’humanité et l’intérêt bien vif que m’inspire un nom qui a rempli d’admiration tous les bons Français ont uniquement eu part à ma démarche.
Puis, il raconte ce qu’il sait sur la naissance de l’enfant, sur sa mère, il narre au long les démarches faites pour la forcer à s’acquitter de ses dettes et pour connaître ses intentions à l’égard de la fillette. Et il en trace le portrait suivant :
A l’égard de l’enfant, dit-il, elle est grosse et grande pour son àge, mais ce que je ne puis trop vous recommander, c’est de la sortir d’où elle est. Elle n’y recevrait pas l’éducation qui lui convient, et dont elle est susceptible. Ma sœur me marque qu’elle a des dispositions qu’il est nécessaire de cultiver…Il semble que cet enfant sente le malheur qui l’environne. Les caresses quelle fait à sa nourrice indemnise on quelque sorte celle-ci des soins qu’elle lui donne et l’engage à les continuer.
Et le bon greffier d’écrire :
Quoique je ne sois pas fortuné et que j’aye une famille nombreuse à soutenir, j’ay regretté plus d’une fois de n’être pas plus à proximité de Poussay. J’aurais pris cet intéressant enfant chez moi et luy aurais fait donner la meilleure éducation qu’il aurait été possible de luy procurer dans cette ville. D’un autre côté, je n’osois faire un acte semblable sans l’aveu de ceux à qui elle doit le jour.
(voir annexe I)
La réponse de Mde. Desaix fut négative, et ce qu’on sait de son caractère ne rend pas cette supposition invraisemblable. Le greffier Pollier se tourna alors vers l’autre grand’mère, celle-là sûre de l’être, il écrivit à la veuve Ferrery àStrasbourg et ne lui cacha pas ce qu’il pensait de sa fille.
Elle lui répondit, de Strasbourg, le 22 messidor an VIII, en l’appelant « respectable juge » et en lui donnant l’adresse de Mde.Montfort (sa fille), à Bar-sur-Ornain, que, d’ailleurs, le greffier connaissait déjà. Elle ajoute:
Quant aux dettes qu’elle a contractées ici, personne à Strasbourg ne veut répondre pour elle, car ses parents ont à peine de quoi fournir à leur nécessaire. Il est certain qu’elle mérite une punition, ne fût-ce que pour la retenir et pour la rendre plus prudente à l’avenir.
L’enfant qu’on dit lui appartenir et qu’elle a avec elle est, suivant l’opinion d’ici, l’enfant du général Desaix, elle-même, au reste, peut mieux que personne indiquer le véritable père et sur sa déposition on pourra inscrire correctement dans l’extrait de naissance le véritable nom, à l’égard de l’enfant, les parents ici ne veulent pas en entendre parler.
Et elle termine :
Veuillez, dans cette affaire, concilier vos fonctions de juge avec celles d’un père et faire tout pour le mieux. Nous nous en reposons entièrement sur vous.
Pottier,qui avait eu de la municipalité de Strasbourg des renseignements (voir annexe II) sur toute la famille et que la missive de la veuve Ferrery ne satisfaisait guère, insista à nouveau. Il reçut le 22 pluviôse an VIII, la missive suivante, dont je respecte la « tournure ».
Cher et respectable juge, J’ai reçu votre lettre d’avertissement dont j’en suis très redevable de vos bontés que vous aviez à mon égard, au sujet de la jeune personne qui se trouve encore près de chez vous. Elle se nomme Louise Montfort, née Grivelli, que je vous recommande comme si c’était votre propre enfant, car c’est une étourderie de sa part de ce qu’elle ne vous a pas déclaré son vrai nom. Au sujet de ce qu’elle doit à celte femme, elle n’a qu’à prendre encore un peu de patience, puisque le père de cette enfant est à même de payer double et triple toutes les peines. Il se nomme Desaix, qui ne tardera pas d’arriver en France pour satisfaire à tous les engagements, car la grand’mère est incapable de faire quelque chose, puisqu’elle a perdu toute sa fortune.
Je vous prie donc en gràce de prendre toutes ces aflaires à cœur, toutes ces affaires désagréables, comme si vous étiez le propre père, car Dieu récompense toujours, quand on travaille pour les affligés.
Je me dis avec une parfaite considération votre concitoyenne.
Veuve Ferrery.
Desaix avait été tué à la bataille de Marengo, Mde.de la Borderie ne donna plus signe de vie, les deux grand’mères epoussèrent à qui mieux mieux le fâcheux héritage et la petite Hortense resta à Poussay.
Qu’eût fait Desaix s’il avait vécu? Au ton des lettres que nous avons citées, il n’aurait pas plus admis que sa lille restât chez des étrangers qu’il n’avait admis que Mde. de la Borderie ne payât pas les mois de nourrice. Mais la petite Hortense était-elle la fille de Desaix? Mde. de la Borderie l’a certainement dit aux gens de Poussay, Françoise Maniguet l’a écrit au dos des pièces qui constituaient le dossier de l’enfant, la veuve Ferrery le mentionnait sans l’affirmer toutefois. Rien cependant dans les lettres de Desaix ne permet de dire qu’il s’en est formellement reconnu le père.
Il manque à l’histoire de la petite Hortense la preuve légale de son existence.
Aux archives de l’Etat civil de la commune de Poussay se trouve l’acte suivant:
Marie, Rosine, Caroline, Hortense, fille légitime du citoyen Louis-Alexandre-Auguste de Venoux La Border, comendant de l’artillerie légère, natif de Clermont, département du Mont-d’Or, et de la citoyenne Marie-Emilie- Charlotte-Louise Ferrériout, aussi natif de Clermont, département du Mont-dOr, née au domicile du citoyen Voirie (ou Goirie) de la commune de Poussay, à six heures du matin, le vingt ventôse, l’an 5 de la République française, suivant la déclaration qui nous a été faite par Marguerite André, femme sage et juré de Poussay, assisté de Jean-Baptisle-Joseph Vincent, propriétaire de la commune de Saint-Pol, et de Marie-Françoise-Antoinette Ciryaque Prud’homme, veuve du citoyen Vincent, colonel en chef du 6° Régt de dragons de la comune de Poussay, et de suite l’anfant nous a était présenté. De toute il a été dressé act signé par le déclarant et par les témoins et par moi agent municipal.
Fait à Poussay ce seize mars mil sept cent quatre vingt dix-sept.
G. V. (ou G.), J. B. J. Vincent; M. F. A. C. Prud’homme: V. Vincent; Marguerite André; Nicolas Sourier, adjoint.
Au registre, la mère a signé bravement en commettant un double faux: de Vegoux-La Borderi.
Ainsi, la preuve officielle est faite que la citoyenne Louise Crevelli, femme Monlforl, a voulu faire endosser à Desaix la paternité de l’enfant qu’elle mit au monde à Poussay. Elle ne le fit pas ouvertement, il est vrai, et se crut très habile de maquiller la vérité de façon à ne pas être inquiétée dans l’avenir, mais pas assez cependant pour que, le cas échéant, elle ne pût tirer parti des ambiguïtés légales qu’elle s’était ménagées.
Hormis le prénom et la naissance de l’enfant, tout est faux dans cet acte, mais d’une fausseté relative, sauf les attributions géographiques.
Desaix se nommait Louis-Charles-Antoine Desaix de Veygoux, ici, Mde.de la Borderie ne prend que le premier de ses prénoms et le dernier de ses noms, y ajoute son pseudonyme, fait suivre le tout d’un qualificatif qui n’appartient point à Desaix, car il ne commanda jamais l’artillerie, et voilà le père de l’enfant, de plus, en ajoutant sur l’acte le nom de la Borderie, elle pouvait, ainsi que le porte l’extrait de naissance, légitimer et le nom qu’elle s’était donné et l’enfant elle-même.
Desaix était aussi connu sous le nom de Veygoux que sous celui que l’histoire a consacré, ce n’était donc pas si mal calculé, puisqu’on n’hésita pas, par la suite, à s’adresser à lui pour assurer le sort de la petite Hortense.
Quant au nom de la mère, le dernier des prénoms est seul exact. Non seulement elle cache son véritable nom, mais elle prend le nom du second mari de sa mère (Ferreri) en le déformant légèrement. Ces précautions semblent indiquer que ce mari, le capitaine Montfort, vivait encore à cette époque, et qu’elle craignait les éclats de sa colère s’il eût connu la faute qu’elle devait cacher dans ce village des Vosges.
Un point reste toujours rebelle à cette l’analyse, c’est de voir Desaix mêlé à cette histoire, s’occupant des mois de nourrice demeurés impayés et intervenant en termes assez voilés, on l’a vu, pour rassurer ceux qui en étaient chargés sur l’avenir de la petite Hortense. Tout ce que nous savons et, par surcroît, l’acte de naissance publié plus haut, permet délibérément d’écarter toute idée de complicité de la part de Desaix, tout soupçon de sécheresse de cœur. Il avait mal placé son amour, ce fut là son erreur et faillit être la victime d’une intrigante, ce fut sa punition.
Annexe I.
Epinal, le 10 germinal an 8 de la République française une et indivisible.
Le greffier du tribunal criminel du département des Vosges à Madamme Desaix. résidente à Veygoux.
Madamme,
Pour répondre à la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrlre le 21 du mois dernier, je ne craindrey pas de
commettre une imprudence en entrant dans des détails que je ne me déterminerois jamais de donner à un autre qu’à
une mère sensible et tendre qui trouvera de puissantes raisons dans la gloire dont est couvert et dont se couvre
encore touts les jours son fils, pour oublier un instant d’erreur et je ne me serois pas déterminé à vous importu-
ner de cette affaire s’il eut été possible d’entrer en correspondance avec le général votre fils, ainsi donc je vous prie,
Madame, de croire que le seul sentiment de l’humanité et d’intérêt bien vif que m’inspire un nom qui a rempli d’ad-
miration tous les bons françois ont uniquement eu part à ma démarche.
Comme vous me marquez ignorer l’existence de l’enfant dont je vous ay parlé, il est nécessaire de vous instruire
du commencement ou j’en ai eu connaissance.
Quelque temps avant le 22 ventôse de l’an 5, une dame que l’on ne connaissoit pas vient à Poussay pour y faire ses
couches, elle se donna le nom de la Borderie et se dit sœur du général Desaix votre fils. Elle accoucha d’une fille le 22 dudit mois de ventôse an 5, elle mit son enfant à nourrir chez une pauvre femme de Poussay, convient avec elle de 118 francs de pension par mois, se chargea de fournir de linge et d’entretenir l’enfant et lorsqu’elle fut rétablie de ses couches, elle partit de Poussay après avoir fait quelques avances à la nourice et luy avoir promis de venir, sous peu, rechercher son enfant et la récompenser des soins qu’elle en aurait pris. Depuis ce temps elle n’a pas reparu.
J’oubliois de vous dire que cette dame avoit avec elle une jeune fille qu’elle disait être à elle et qu’elle avoit rendu
impénétrable sur les détails que l’on pouvoit lui demander.
Une sœur que j’ay à Poussay (qui est veuve Gœury) a vu et causé plusieurs fois avec cette dame, elle lui a même
rendu quelque service, je la chargeois de prendre soin de cet enfant, par l’intérêt que je prenois au nom du père qu’on luy donnoit.
Ma sœur voyant la détresse de la pauvre nourice fit des démarches pour découvrir le lieu de la retraite de la mère de l’enfant et l’engager à accomplir les promesses qu’elle avoit faites, mais ce fut inutilement, ce qui la décida d’écrire au général Desaix qui était alors à Paris, elle en reçut successivement deux lettres que j’ay sous les yeux, l’une du 19 frimaire et l’autre du 10 ventôse an 6. Il dit dans la première n’être pas le frère de Mde. la Borderie, mais être lié à elle par tous les liens de l’amitié de famille de son mary. Il a avant son départ pour l’Egypte fait passer des secours à la nourrice, en sorte qu’elle a reçu en tout, dix-huit mois du prix convenu pour la pension de l’enfant et absolument rien pour son entretien.
J’ay fait toutes les démarches possibles après le départ du Général, pour savoir qu’elle était la mère de ce malheureux enfant et voicy ce que j’en ay appris par l’administration municipale de Strasbourg ou la mère de sa mère réside.
Elle est fille de la citoyenne Catherine Ferrery née Laroche demeurant au vieux marché au vin n° 87, cy-devant hôtel de Neuviller, elle se nomme Louise Grevelli premier mary de sa mère, elle a épousé un capitaine nommé Montfort qu’on présume mort, ne sachant ce qu’il est devenu. Elle a eu un enfant de son mariage avec Montfort nommée Louise. C’est sans doute celle qui est venue à Poussay avec sa mère. J’ay aussi découvert que cette dame s’étoit retirée à Bar-sur-Ornain, chef-lieu du département de la Meuse, mais il paroit qu’elle a quitté cette résidence et j’ignore où elle s’est retirée.
Tels sont les détails que je puis vous donner sur l’affaire dont je vous ay entretenu dans ma dernière lettre, je les confie à votre discrétion et à votre sagacité. Je serais fâché que mon zèle et mon amour pour la justice puisse être nuisible à qui que ce soit.
A l’égard de l’enfant, elle est grosse et grande pour son âge, mais ce que je ne puis trop vous recommander c’est de la sortir d’où elle est, elle n’y recevrait pas l’éducation qui luy convient et dont elle est susceptible. Ma sœur me marque qu’elle a des dispositions qu’il est nécessaire de cultiver, d’ailleurs elle est chez une pauvre femme qui a six petits enfants à elle et point de pain à leur donner. Mais je luy dois la justice de dire qu’elle a encore plus de soin de celle dont il s’agit que des siens. Il semble que cet enfant sente le malheur qui l’environne, les caresses qu’elle fait à sa nourrice indemnisent en quelque sorte celle-cy des soins qu’elle luy donne et l’engage à les lui continuer.
Quoique je ne sois pas fortuné et que j’aye une famille nombreuse à soutenir j’ay regretté plus d’une fois de n’être pas plus à proximité de Poussay, j’aurois pris cet intéressant enfant chez moi, et lui aurais fait donner la meilleure
éducation qu’il aurait été possible de luy procurer dans cette ville, d’un autre côté je n’osais faire un acte semblable sans l’aveu de ceux à qui elle doit le jour.
Sy vous vous décidiez à acquitter les dix-huit mois qui sont dus à la nourrice (non compris l’entretien de l’enfant), je pense que la voix la plus sûre et la moins dispendieuse serait de vous adresser au receveur général de votre département, de luy verser les fonds et l’engager à écrire à son confrère des Vosges pour me remettre pareille somme que celuy de votre département verseroit à Paris à la décharge de celui des Vosges, alors j’aquitterois selon vos désirs…
Annexe II.
6 Thermidor an VII.
L ‘administration municipale de la Commune de Strasbourg aux président et juges du tribunal criminel du département des Vosges.
Au désir de la lettre du 24 Messidor dernier que le citoyen Pottier, votre greffier, nous a adressée en votre nom, nous vous prévenons citoyens juges que nous avons chargé le commissaire de police de la 4° section de cette commune de prendre les renseignements relatifs aux citoyennes Ferrery et Monfort.
Il résulte de ces renseignemens :
1°. Que la citoyenne Catherine Ferrery née Laroche demeure en cette commune, au vieux marché au vin n » 87 ci devant hôtel de Neuviller.
2°. Elle a une fille du premier lit nommée Louise, qu’elle a épousé un capitaine nommé Monfort, qu’on présume mort ne sachant pas ce qu’il est devenu, que celle-ci a un enfant nommée Louise qui se trouve avec sa mère Louise Monfort née Crevelli à Bar-sur-Ornain chez le citoyen Dubehoquer ci-devant capitaine des charrois.
3°. Que l’on prétend que la fortune de la citoyenne Ferrery n’est pas considérable et que la citoyenne Monfort ne vit pas avec son mari qu’elle dit mort.
Salut et fraternité.
Grandmougin, Reichard, Reymer, Gruber.
(Sources: Maurice Dumoulin: Etudes et portraits d’autrefois.)