Obseques du général Kleber.
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Obsèques du général Kléber.
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Le canon tiroit de demi-heure en demi-heure depuis l’instant où le général en chef Kléber avoit cessé de vivre. Le 28 prairial au matin , des salves d’artillerie de la citadelle , répétées par tous les forts , annoncèrent que l’armée alloit lui rendre les honneurs funèbres.
Le convoi partit du quairier général Ezbékyéh au bruit d’une salve de cinq pièces de canon , et d’une décharge générale de mousquererie , pour traverser la ville dans l’ordre suivant , et aller déposer les restes du général dans le camp retranché , désigné sous le nom d’ Ibrâhim-bey .
Un détachement de cavalerie formant l’avant garde ;
Cinq pièces d’artillerie de campagne ;
La vingt-deuxième demi-brigade d’infanterie légère ;
Le premier régiment de cavalerie de l’armée ;
Les guides à pieds ;
Les différentes musiques de la garnison exécutant tour à tour des morceaux analogues à cette triste cérémonie .
Le corps du général Kléber ; renfermé dans un cercueil de plomb , était porté sur un char funéraire d’une belle forme , recouvert d’un tapis de velours noir , parsemé de larmes d’argent , entouré de trophées d’armes , surmonté du casque et de l’épée du général , et traîné lentement par six chevaux drapés eu noir et panachés en blanc.
Le général en chef Menou , précédé des guidons du corps des guides , ornés de crêpes , marchoit immédiatement après le char , qui étoit environné des généraux et de l’étal-major général , et précédé des aides-de-camp du général Kleber.
Venoient ensuite le général commandant de la place , et son état-major ;
Le corps du génie ;
Les membres de l’Institut ;
Les commissaires des guerres ;
Les officiers de santé ;
Les administrations ;
Le corps des guides à cheval ;
Hussein kyachef, commissaire de Mouràd-bey accompagné de ses mamloùks ;
Les aghas , le qâdy , les cheykhs , et u’lemas ;
Les évêques , prêtres , et moines grecs ;
Les cophtes et catholiques ;
Les différentes corporations de la ville ;
La neuvième demi-brigade ;
La treizième demi-brigade ;
La marine ;
Les sapeurs ;
Les aérostiers ;
Les dromadaires ;
L’ artillerie à pied ;
Le bâtaillon grec ;
Les milices cophtes ;
Les corps de cavalerie ;
Les mamloùks et Syriens à cheval ;
Un détachement de cavalerie française fermoir la marche .
Le convoi arriva à onze heures sur l’esplanade du fort de l’Institut : les troupes s’y développèrent en exécutant plusieurs manoeuvres qui furent suivies d’une décharge de cinq pièces de canon , et de toute la mousqueterie.
Le char , suivi , environné et précédé comme ci-dessus , s’avança vers le camp retranché.
On avoit ouvert une brèche sur la face du bastion nord de la couronne d’lbrâhim-bey , pour pénétrer plus directement dans la gorge du bastion , au centre de laquelle on avoit élevé un tertre dont le sommer, planté de cyprès , étoit entouré de draperies funéraires.
Ce fut au milieu de cette enceinte que l’on déposa le corps du général sur un socle entouré de candélabres de forme antique.
L’ état-major général mit pied à terre pour saluer les restes du général. Des militaires de toutes les armes et de tous les grades, s’avancèrent spontanément en foule, et jetèrent sur le tombeau des couronnes de cyprès et de lauriers , accompagnant ce dernier hommage des accens vrais et flatteurs de leurs regrets.
Alors le citoyen Fourier , commissaire français près du dyvân , chargé par le général en chef d’exprimer dans ce jour la douleur commune , alla se placer , environné de l’état-major général et des grands officiers civils et militaires du Kaire , sur un bastion qui dominoit l’armée rangée en bataille , et , d’une voix émue par la sensibilité il prononça le discours suivant :
F RANÇAIS ,
Au milieu de ces apprêts funéraires témoignages fugitifs mais sincères de la douleur publique , je viens rappeler un nom qui vous est cher , et que l’histoire a déja placé dans ses fastes. Trois jours ne se sont point encore écoulés depuis que vous avez perdu Kleber , général en chef de l’armée française en Orient. Cet homme que la mort a tant de fois respecté dans les combats, dont les faits militaires ont retenti sur les rives du Rhin; du Jourdain et du Nil vient de périr sans défense sous les coups d’un assassin.
Lorsque vous jetterez désormais les yeux sur cette place dont les flammes ont presque entiérement dévoré l’enceinte , et qu’au milieu de ces décombres qui attesteront long-temps les ravages d’une guerre terrible et nécessaire , vous apercevrez cette maison isolée où cent Français ont soutenu pendant deux jours entiers , tous les efforts d’une capitale révoltée , ceux des mamloùks’ et des ottomans ; vos regards s’arrêteront malgré vous sur le lieu fatal où le poignard a tranché les jours du vainqueur de Maestrick et d’Héliopolis ; vous direz : C’est là qu’a succombé notre chef et notre ami ; sa voix tout-à-coup anéantie , n’a pu nous appeler à son secours. Oh ! combien de bras en effet se seroient levés pour sa défense , combien de vous eussent aspiré à l’honneur de se jeter entre lui et son assassin ! Je vous prends à témoin intrépide cavalerie qui accourûtes pour le sauver sur les hauteurs de Coraïm , et dissipâtes en un instant la multitude d’ennemis qui l’avoient enveloppé : cette vie qu’il devoit à votre courage , il vient de la perdre par une confiance excessive qui le portoit à éloigner ses gardes et à déposer ses armes.
Après qu’il eut expulsé de l’Egypte les troupes de Yousef pâchâ , grand-vizir de la Porte, il vit fuir ou tomber à ses pieds les séditieux , les traîtres ou les ingrats. C’est alors que , détestant les cruautés qui signalent les victoires de l’Orient , il jura d’honorer par la clémence le nom francais qu’il venait d’illustrer par les armes ; il observa religieusement cette promesse, et ne connut point de coupables. Aucun d’eux n’a péri : le vainqueur seul expire art milieu de ses trophées. Ni la fidélité de ses gardes , ni cette contenance noble et martiale , ni le zele sincère de tant de soldats qui le chérissaient , n’ont pu le garantir de cette mort déplorable. Voilà donc le terme d’une si belle et si honorable carrière ! c’est là qu’aboutissent tant de travaux , de dangers, et de services éclatans !
Un homme agité par la sombre fureur du fanatisme est désigné dans la Syrie par les chefs de l’armée vaincue pour commettre l’assassinat du général français ; il traverse rapidement le désert , il suit sa victime pendant un mois ; l’occasion fatale se présente , et le crime est consommé !
Négociateurs sans foi , généraux sans courage , ce crime vous appartient ; il sera aussi connu que votre défaire. Les Français vous ont livré leurs places sur la foi des traités ; vous touchiez aux portes de la capitale lorsque les Anglais ont refusé d’ouvrir la mer. Alors vous avez exigé des Français qu’ils exécutassent un traité que vos alliés avoient rompu ; vous leur avez offert le désert pour asyle.
L’honneur , le péril , l’indignation ont enflammé tous les courages ; en trois jours vos armées ont été dissipées et détruites ; vous avez perdu trois camps et plus de soixante pièces de canon ; vous avez été forcés d’abandonner toutes les villes et les forts depuis Damiette jusqu’au Saïd : la seule modération du général français a prolongé le siège du Kaire , ville malheureuse où vous avez laissé répandre le sang des hommes désarmés . Vous avez vu se disperser ou expirer dans les déserts cette multitude de soldats rassemblés du fond de l’Asie ; alors vous avez confié votre vengeance à un assassin !
Mais quels secours , citoyens, nos ennemis attendent-ils de ce forfait ? en frappant ce général victorieux , ont-ils cru dissiper les soldats qui lui obéissoient ? et si une main abjecte suffit pour faire verser tant de pleurs , pourra – t – elle empêcher que l’armée francaise ne soit commandée par un chef digne d’elle ? non , sans doute ; et s’il faut dans ces circonstances plus que des vertus ordinaires , si , pour recevoir le fardeau de cette mémorableentreprise , il faux un esprit relevé qu’aucun préjugé ne peut atteindre , un dévouement sans réserve à la gloire de sà nation , citoyens , vous trouverez ces qualités réunies dans son successeur. Il possèdent l’estime de Bonaparte et de Kleber ; il leur succède aujourd’hui. Ainsi il n’y aura aucune interruption ni dans les honorables espérances des Français, ni dans le déspoir de leurs ennemis.
Armée , qui réunissez les noms de l’Italie, du Rhin et de l’Egypre , le sort vous a placée dans des circonstances extraordinaires ; il vous donne en spectacle au monde entier , et , ce qui est plus encore , la patrie admire votre sublime courage ; elle consacrera vos triomphes par sa reconnoissance . N’oubliez point que vous êtes ici même sous les yeux de ce grand homme que la fortune de la France a choisi pour fixer la dcstitiée de l’État ébranlé par les malheurs publics : son génie n’est point borné par les mers qui nous séparent de notre patrie ; il subsiste encore au milieu de vous ; il vous aime , il vous excite à la valeur , à la confiance dans vos chefs sans laquelle la valeur est inutile, à toutes les vertus guerrières dont il vous a laissé tant et de si glorieux exemples. Puissent les douceurs d’un gouvernement prospert couronner les elforts des Français ! c’est alors , guerriers estimables que vous jouirez des honneurs dus aux vrais citoyens ; vous vous entretiendrez de cette contrée lointaine que vous avez deux fois conquise , et des armées innombrables que vous avez détruites , soit que la prévoyante audace de Bonaparte aille les chercher. jusque dans la Syrie , soit que l’ invincible courage de Kleber les dissipe dans le cœur même de l’Égypte . Que de glorieux et touchans souvenirs vous aurez à reporter dans le sein de vos familles ! Puissent-elles jouir d’un bonheur qui adoucisse l’amertume de vos regrets ! Vous mêlerez souvent à vos récits le nom chéri de Kleber ; vous ne le prononcerez jamais sans être attendris, et vous direz : Il était l’ami et le compagnon des soldats , il ménageait leur sang , il diminuait leurs souffrances.
Il est vrai qu’il s’entretenoit chaque jour des peines de l’armée , et ne songeoit qu’aux moyens de les faire cesser. Combien n’a-t-il pas été tourmenté par les retards alors inévitables de la solde militaire , des contributions extraordinaires , objet des seuls ordres sévères qu’il ait jamais donnés , il s’est appliqué à régler les finances , et vous connoissiez les succès de ses soins. Il en a confié la gestion à des mains pures et désignées par l’estime publique. Il méditait une organisation générale qui embrassât toutes les patries du gouvernement. La mort l’a interrompu brusquement au milieu de cet utile projet. Il laisse une mémoire chère à tous les gens de bien : personne ne desiroit plus et ne méritoit mieux d’être aimé . Il s’attachoit de plus en plus à ses anciens amis , parce qu’ils lui offroient des qualités semblables aux siennes. Leur juste douleur trouvera du moins quelque consolation dans l’estime de l’armée et l’unanimité de nos regrets.
Réunissez donc tous vos hommages , car vous ne coimposez qu’une seule famille , guerriers que votre pays a appelés à sa défense ; vous tous, Français, qu’un sort commun rassemble sur cette terre étrangère, vos hommages s’adressent aussi , dans cette journée , aux braves qui , dans les champs de la Syrie , d’Aboùqyr , et d’Héliopolis, ont tourné vers la France leurs derniers regards et leurs dernières pensées.
Soyez honoré dans ces obsèques , vous qu’une amitié particulière unissoit à Kleber , ô Caffarelli , modèle de désintéressement et de vertus , si compatissant pour les autres , si stoïque pour vous-même.
Et vous, Kleber , objet illustre , et dirai-je infortuné, de cette cérémonie qui i n’est est suivie d’aucune autre , reposez en paix , ombre magnanime et chérie , au milieu des monuments de la gloire et des arts ! Habitez une terre depuis si longtemps célèbre ; que votre nom s’unisse à ceux de Germanicus , de Titus, de Pompée, et de tant de grands capitaines et de sages , qui ont laissé , ainsi que vous , dans cette contrée d’immortels souvenirs.
Un recueillement religieux succéda un instant aux émotions vives et profondes qu’avoit produites l’orateur.
Les troupes défilèrent ensuiie, par peloton , s’arrêtèrent devant le sarcophage , firent une troisième décharge de mousqueterie , pendant que l’artillerie de campagne celle de la citadelle , des forts , et du camp retranché tiroient également ; et , en sortant par la porte de la demi-lune , elle se rendirent sur l’esplanade pour y reprendre l’ordre de marche et rentrer dans la ville.
Les plans , les décorations , l’exécution de ces funérailles , aussi pompeuses que lugubres , avoienr été con- fiés à une commission composée des citoyens Lepère , directeur et ingénieur en chef des ponts et chaussées , Conté , chef de brigade des aérostiers , directeur des ateliers mécaniques et directeur du parc du génie.
Sa dépouille est rapariée en 1818 à Strasbourg , après une dizaine d’années passées dans le chateau d’If . En 1840 une statue en son honneur est dréssée sur la place centrale, déboulonnée par les nazis en 1940 et restaurée en 1945.
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(Sources: Pièces diverses et correspondances, relatives aux opérations de l’armée d’Orient en Egypte.)
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